Le Petit Prince - Joann Sfar & Brigitte Findakly
Le Petit Prince
Joann Sfar & Brigitte Findakly
© Joann Sfar / Brigitte Findakly / Gallimard |
Titre : Le Petit Prince Scénariste : Joann Sfar Dessinateur : Joann Sfar Editeur : Gallimard Date d'édition : Septembre 2008 |
PITCH DE L'EDITEUR C’est un événement : Joann Sfar adapte en bande dessinée "Le Petit Prince" de Saint-Exupéry qui a influencé nombre de ses albums, à commencer par sa série "Le Chat du rabbin". À savourer de 7 à 77 ans.
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Un conte philosophique fidèlement mis en scène en bande dessinée
© Joann Sfar / Brigitte Findakly / Gallimard
© Joann Sfar / Brigitte Findakly / Gallimard
Joann Sfar a fait le choix de rester fidèle au texte d’Antoine de Saint-Exupéry. Et, de fait, les digressions sont très peu nombreuses ; ce qui peut surprendre tant on a l’habitude des piez-de-nez de l’auteur à la mélancolie et au pathos.
« On m'avait autorisé à modifier le texte, je n'ai pas souhaité le faire parce que ce n'est pas un scénario, c'est une poésie, et on ne change pas une poésie. J'avais tout le temps en tête des conneries que pouvait dire le Petit Prince, je ne me suis jamais laissé aller - sauf une ou deux fois, je l'avoue… » 1) |
« C’est raconté de manière très littéraire : un petit garçon ne parlerait jamais comme le Petit Prince. Comme j’ai pris le parti de ne pas changer le texte, cela impose une narration qui est beaucoup plus lente, plus déliée, plus contemplative, et où il y a plus de pathos que dans ce que je fais d’habitude. Là aussi, je ne pouvais pas le faire à moitié, m’en tirer par une pirouette au moment où tout le monde est en larmes. Alors j’y vais ! Il y a plein d’auteurs de mangas qui n’hésitent pas à y aller quand un personnage pleure... » 2)
Les choix graphiques…
Alors … pourquoi lire la version de Joann Sfar ?
Et bien tout simplement pour toutes ces raisons qui font que c’est une très belle bande dessinée : les choix graphiques et la mise en scène sont remarquables, malgré ce qu’ont pu en dire les sottes critiques.
« Cela fait des années que j'explique à tout le monde que les bandes dessinées et les livres illustrés, ce n'est pas pareil. Des années que j'explique qu'il y a une spécificité dans le langage de la bande dessinée, qui ne relève ni du roman, ni du cinéma, ni du théâtre. C'était le moment de le prouver, de prendre le texte du Petit Prince et de montrer que le langage séquentiel de la bande dessinée est spécifique. » 1)
Le choix de faire d’Antoine de Saint-Exupéry un personnage à part entière et de l’intégrer dans la mise en scène bouleverse la lecture de l’œuvre et apporte une dynamique nouvelle au récit. Dans l’œuvre de Saint Exupéry, le point de vue narratif est celui de l’aviateur, le récit est transmis à travers les yeux de l’écrivain et le Petit Prince, seul, est mis en image. Dans l’interprétation de Joann Sfar, le récit glisse d’une narration subjective à une vision plus objective du couple formé par Antoine de Saint-Exupéry et l’enfant. Il en résulte une forte proximité entre les deux personnages et la mise en scène d’une relation extrêmement tendre … et des liens père-fils qui explosent au fil des bulles. |
© Joann Sfar / Brigitte Findakly / Gallimard
« Après avoir entendu les héritiers de Saint-Exupéry me dire qu'ils aimeraient que j'adapte Le Petit Prince, je rentre chez moi. Je rouvre le livre. Je le trouve bouleversant. Mais je me dis que je vais me ridiculiser. Surtout, je vois les dessins de Saint-Exupéry. Je sais que je ne pourrai pas dessiner ni comme lui, ni autrement. Et voilà soudain mon gamin qui entre dans la pièce. Et je comprends que Le Petit Prince, c'est ça. Donc je me mets à dessiner. » 3)
Bien que largement implicite, la vision allégorique de l’enfance disparue de l’aviateur, représentée sous les traits d'un Petit Prince qui s'évanouit, est plus aboutie dans l’œuvre de Joann Sfar que dans l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry.
« Il y a là un glissement sémantique profond qui m'a intéressé : quand j'ai lu Le Petit Prince enfant, le Petit Prince c'était moi. Quand je le relis maintenant, adulte et père de famille, l'aviateur c'est moi. Je fais exister un personnage essentiel pour moi, je quitte le monde de l'enfance pour entrer dans le monde de la dialectique, dans un dialogue. » 1) Quant au Petit Prince… sa chevelure folle comme les blés, ses yeux immenses et bleus, son ventre dodu en font un personnage bien plus attachant que dans l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry. Le regard démesuré de l’enfant, empli de curiosité, de sagesse, de colère, d’étonnement ou de tristesse exacerbe la sensibilité du récit et la dimension mélancolique du texte. |
© Joann Sfar / Brigitte Findakly / Gallimard
Pour le reste… à vous de découvrir la rose capricieuse sous les traits d’une nymphe aguicheuse, l’allumeur de réverbère, le vaniteux, le géographe, le businessman, l’ivrogne, le renard, etc.
Quant aux moutons… Etrangement, pas l’ombre d’une laine dans tout le récit. Ironiquement, dans sa bande dessinée, Joann Sfar a réussi à échapper aux prières litaniques du Petit Prince, « Dessine-moi un mouton. » Autre ellipse, plus compréhensible : la terrible scène de la morsure de serpent… « Celui qui m'a posé un problème, parce que je suis une madeleine, c'est le serpent. J'adore dessiner les serpents. Là, j'ai eu peur. Il y a quelque chose d'assez cruel à dessiner un garçon qui ressemble à mon petit garçon avec un serpent qui lui tourne autour. Je n'ai pas voulu montrer le moment où le serpent le mord, alors que Saint-Exupéry le montre. J'ai préféré montrer le visage de Saint-Exupéry en larmes. » 3) |
© Joann Sfar / Brigitte Findakly / Gallimard
La mise en scène…
Si Joann Sfar s’est imposé la contrainte formelle du texte, le travail sur la représentation des décors a constitué un espace infini de liberté et a pleinement participé à la théâtralisation de l’œuvre. Les deux composantes récurrentes de la mise en images réalisée par Joann Sfar, le ciel et le désert, particulièrement propices à la rêverie et à la contemplation, traduisent l’univers poétique et la dimension religieuse de l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry.
« La tentation de Saint Antoine se déroule dans le désert, les Orientaux vont au désert pour y trouver quelque chose : on ne peut pas nier la dimension religieuse du récit. Le Petit Prince n'est pas un enfant, sinon ce serait trop triste, ça voudrait dire qu'il meurt à la fin. Il est une chose avec laquelle on discute quand on est en panne, et qui nous quitte, pour nous laisser continuer. Ce texte offre une vision très singulière de la transcendance, il n'arrête pas de nous demander de regarder le ciel, mais pas forcément pour y voir Jésus, plutôt pour se souvenir d'un instant, d'une personne. Voir les blés, les étoiles, sert à se souvenir de bons moments qu'on a fixés. Fixés comment ? La solution poétique au monde, c'est le dessin. Le sens du Petit Prince, du début à la fin, c'est ça. » 1)
La danse du Petit Prince autour de l’aviateur ... Les dynamiques rendues par les représentations en plongée ou en contre-plongée ... L’alternance de couleurs monochromes et menaçantes ou bleutées et apaisantes ... Le recours ça et là à des ombres angoissantes, des motifs surréalistes ou loufoques dans un ciel tantôt clair, tantôt voilé ...sont autant d’éléments intimement liés à la dynamique du récit et qui font de l’interprétation de Joann Sfar une œuvre à part entière et une réelle interprétation du récit d’Antoine de Saint-Exupéry. Et qui permettent aux 110 planches découpées en six cases géométriquement semblables d’animer le récit d’Antoine de Saint-Exupéry avec une dynamique inlassablement captivante. |
© Joann Sfar / Brigitte Findakly / Gallimard
« Les gens ne mesurent pas où se situe le travail dans une bande dessinée. Le néophyte croit que c'est dans le soin porté aux illustrations, donc il glorifie les plus mauvais auteurs. Le vrai travail d'une bande dessinée se fait lors du story board : c'est la mise en scène. Hugo Pratt ou Moebius sont indépassables, ils savent où placer une case, un mot, ce que beaucoup d'auteurs ignorent. Chaque page du Petit Prince est une dizaine de tentatives - réussies ou non - d'agencer dans un même espace un désert, un aviateur et un petit garçon. En essayant de ne jamais avoir deux fois la même case, et de trouver un processus de lecture, où, sans modifier le texte, on en donne une vision vivifiante. » 1)
Et on découvre également dans la mise en scène de grandes et splendides planches muettes…
« En le relisant, je me suis aperçu que ce qui m'intéressait le plus, c'est quand il ne se passe rien. Cet aviateur et cet enfant sont dans le désert. Entre eux, il y a une relation qui relève du récit sacré. Pour moi, c'est proche du conte zen, de la tentation de saint Antoine. » 3)
En résumé
Quelques impitoyables et incompréhensibles critiques… chants de sirènes persifleuses qui ne pèsent, au final, pas bien lourd.
Remettant en cause l’utilité de l’œuvre et le travail de l’auteur, fustigeant les digressions pourtant peu nombreuses, s’attardant pitoyablement sur les cigarettes de l’aviateur, etc.
Grands dieux ! Que tout cela est insupportable.
« Une fois que c’est fini, je reçois plein de lettres d’insultes, certains auteurs me disent : « de quel droit... c’est un sacrilège » Les gens de la BD me disent que je suis une pute. Un auteur dont je ne peux pas donner le nom a récemment dit en interview que mon travail relève de l’art dégénéré. C’est la première fois que je passe un an sur un livre, la première fois que je travaille uniquement sur un livre, c’est un livre qui mérite d’être défendu. Je n’ai pas besoin que l’on sache que je suis sincère, c’est mon affaire. Je voudrais juste ne pas tomber dans l’aigreur à la Belmondo ou Delon, du genre « j’ai le public pour moi ». Non, je ne suis pas poujadiste. Je me considère comme un auteur exigeant et intègre, ça m’est arrivé de faire la pute mais c’était au début de ma carrière, j’avais besoin de bouffer, il fallait que je place des scénarios. Par contre, je n’ai pas peur de passer pour un imbécile, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de raconter une histoire faussement intelligente ou torturée. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de mettre de la méchanceté ou de la dureté dans un récit pour faire acte créateur. Prendre un objet simple que tout le monde semble connaître et en offrir une lecture qui n’en soit ni une trahison ni une œuvre choquante est peut-être une preuve de maturité. Mais ça serait mentir de dire que ces critiques ne sont pas blessantes. Tant que tu travailles, tu n’y penses pas. Après, on verra quelle est la part de vraie honnêteté et (je sais, ça ne se dit pas) de jalousie. Mais il y a un vrai agacement du milieu. Je suis en train de vivre maintenant ce que Bilal vivait quand je commençais ma carrière. C’est toujours quelqu’un que je considère comme intègre et honnête. Et puis à un moment certains ne l’ont plus aimé parce que ça marchait pour lui. Si c’est la seule raison pour laquelle j’agace les gens ce n’est pas très grave. » 4)
La réalité est que Le Petit Prince de Joann Sfar est réellement un incontournable dans vos bibliothèques, même -et surtout- si vous avez déjà la version originale d’Antoine de Saint-Exupéry.
Et, oui ! Avec cette oeuvre, Joann Sfar a glorieusement prouvé que la bande dessinée est un medium à part entière.
Et peu importe que Joann Sfar permette à certains de découvrir Saint-Exupéry ou que Saint-Exupéry permette à d’autres de découvrir Joann Sfar. L’essentiel étant de découvrir et re-découvrir les deux horizons.
A voir, la lecture illustrée du Petit Prince réalisée par Joann Sfar et François Morel :
1) Extraits de l’entretien de Joann Sfar réalisé par Evene
2) Extraits de l’entretien de Joann Sfar réalisé par Actua BD
3) Extraits de l’entretien de Joann Sfar réalisé par L’Express
4) Extraits de l’entretien de Joann Sfar réalisé par Playback